L'origine de Citroën (III) : Un soldat d'acier
Partie III : Un soldat d'acier
Le soldat Citroën :
Aucun ouvrage, ni parution n'évoquent ce lien fort qu'André Citroën a eu avec l'armée durant sa vie (1). Les auteurs et passionnés oublient qu'en plus de cours poussés en mathématiques formant au métier d'ingénieur, au sein de l'Ecole Polytechnique, Citroën a d'abord reçu une formation militaire lui donnant des compétences dans :
- le maniement des armes légères et lourdes (dont canons de 75mm) et la balistique
- la conduite d'un attelage de chevaux, l'armée n'étant pas encore motorisée (2).
- la topographie, la radiotélégraphie
- une autorité naturelle le rendant apte au commandement d'hommes et de troupes armées
- la stratégie de combat et de déploiement
- un intérêt pour la planification et le souci du détail.
Exemple du matériel sur lequel s'est formé André Citroën hérité... du 19ème siècle.
Si on occulte cet enseignement, la compréhension de ses décisions conduit à des contresens.
A Polytechnique, avec ses camarades de promotion. Lors de la remise de diplôme avec sa "Frégate" : le bicorne avec cocarde tricolore (dont le bleu ciel est au centre) porté de travers. Ce couvre-chef prestigieux a t-il survécu ? J'ai posé la question à sa famille.
- 1er novembre 1898 : admis 62ème sur 201 en raison de ses excellents résultats en tant que bachelier es science (ou "bac C" aujourd'hui filière "scientifique")
- juillet 1900 : il en sort 162ème.
- de juillet 1900 à 1901 : il effectue son service militaire (ramené à un an en raison de ses études) au 31ème régiment d'artillerie du Mans, 4ème brigade, 8ème division du 4ème corps d'armée.
- 1er octobre 1900 : il est sous-lieutenant.
- 10 décembre 1907 : poursuivant sa formation, il devient lieutenant.
La photo ci-dessous reste difficile à légender puisqu'on retrouve le jeune André (avec des cheveux) au 26ème régiment d'Artillerie du Mans. Probablement correspond-elle à cette année 1907 où le Patron faisait partie des réservistes mais cela reste à vérifier.
- 2 août 1914 : il est mobilisé en tant que lieutenant d'artillerie au 82ème régiment d'artillerie lourde (ou La "Lourde"), c'est-à-dire, faut-il le rappeler, un régiment de canons et d'obusiers.
- 07 janvier 1915 : mis en sursis du front, il est détaché dans son usine.
- 16 février 1919 : mis en congés illimité de démobilisation
- en 1922, il sera finalement nommé capitaine.
La photo ci-dessus (3) montre André Citroën sur le front d'Argonne. En arrière plan au milieu des dégâts, les chariots de l'artillerie française, menés par six chevaux. Aucun élément indiquant un temps d'hiver (gants ou neige), elle pourrait dater de l'avancée de l'offensive allemande de septembre 1914 dans la Marne ou l'Aisne. La voiture est un torpédo Mors RX de 1913 reconnaissable à son aile inclinée-arrondie, son capot à deux bossages dans la continuité de la calandre et son embouti latéral rectangulaire. La longueur du capot cache un moteur sans soupapes plus gros que 14HP (20HP ?). Immatriculée RM459 (pour Réserve Ministérielle de Paris) en automne 1914, c'est une voiture de liaison ou réquisitionnée ou fournie par les usines Mors dont Citroën est le directeur ce qui lui assurerait déjà le rôle de fournisseur de l'armée... Notons que l'année précédente, Citroën était le Vice-Président de la section française Automobile à l'Exposition Universelle de Gand d'où déjà un certain prestige.
L'usine de guerre :
Le front est vite un enfer, un déluge de feu et d'acier. Le 27 septembre 1914, l'armée est obligée de rationner les obus. André Citroën comprend rapidement que l'armement français est insuffisant en matériel et munitions. En face du cheval et du canon de 75mm (le plus courant), l'ennemi déploie des chars mobiles difficiles à atteindre et qui sèment la terreur. Comment en sortir ? Arrive alors la terrible nouvelle : le 09 octobre 1914 au front d'Argonne, son frère ainé Bernard est touché au casque par une balle perdue et tué alors qu'avec courage et coeur, il portait secours à un camarade. Citroën est écrasé de douleur. Personne ne sait que Bernard était lui aussi créateur dans le domaine des tissus (4) et de la mode, inventeur d'un cintre muni de protection.
Brevet de Bernard Citroën délivré le 09 novembre 1912.
Citroën va, nous le croyons, à nouveau commuer sa peine en action (4). Un décret de 1915 autorise les industriels à s'extraire du front pour servir différemment la patrie, en menant une guerre industrielle. Les usines Japy, Jouets de Paris ne fabriquent-elles pas le tout nouveau casque Adrian ? Citroën n'est-il pas en France le spécialiste de l'acier à coupe rapide ? Citroën dirige Mors et sa société André Citroën et Cie. Aucune de ces usines n'est suffisamment vaste pour accueillir une production d'obus en masse.
Nourri du taylorisme, Citroën va se poser deux problématiques "comment fabriquer des obus de 75" et "comment construire une usine moderne". En se renseignant sur les éléments techniques qui lui manquent, en anticipant chaque étape, il monte en 15 jours un volumineux dossier. Répondre à l'ennemi en fournissant à la France de quoi se défendre, monter une usine complète de fabrication de munitions, montrer son savoir-faire (l'achat de machines outils) et son sens de l'organisation militaire, échapper au chaos sans se soustraire à son devoir en présentant une solution intelligente, tels sont les raisons fondatrices de l'usine de Javel. Bien décrite et connue, l'évoquer sortirait un peu du sujet.
Un réseau d'acier :
Le carnet d'adresses d'André Citroën est aussi prestigieux que vertigineux. Il n'a là aussi jamais été étudié par aucun auteur. Les interlocuteurs d'André Citroën dès 1915 sont rarement montrés :
Le Général Louis Baquet (1858-1922), directeur de l'artillerie au Ministère de la Guerre de novembre 1914 à juin 1915. Il met en place l'industrialisation des fabrications de munitions en faisant travailler de nombreuses entreprises qui n’étaient pas spécialisées dans les fournitures de guerre. Ses mémoires ne sont pas tendres envers les visiteurs reçus qu'il accuse de mal maitriser le sujet dans ce contexte critique, sauf pour un certain André Citroën reçu une 1ère fois le 14 janvier 1915. Le Général note que cet industriel produisait déjà 500 obus explosifs par jour comme sous-traitant d'une grande société métallurgique et qu'il vient le solliciter pour doubler cette production (dont la reprendre à son compte). Par honnêteté, je dirai qu'un auteur a déjà évoqué ce sujet (5). Mais a t-il bien lu l'ouvrage ? Il faut donc rectifier à nouveau deux fois la légende :
- C'est bien Citroën qui a proposé lors du renouvellement du marché d'augmenter sa cadence de production à 1000 obus par jour. Citroën revient le 31 janvier avec son projet d'usine clef en mains. Le contrat d'un million d'obus à balles est signé le 10 février 1915 (soit un engagement pour 2 ans et demi de production).
- Quelle usine sous-traitante ? Contrairement à cet auteur, je pense qu'il ne s'agissait pas des Engrenages Citroën, trop petite entité mais bien des Automobiles Mors qui sont déjà en contact avec l'armée et disposent des locaux et des machines outils (tours).
Même s'ils ne sont pas militaires, intercalons ici deux ministres :
Albert Thomas (1878-1932) sous-secrétaire d'Etat à l'artillerie dès mai 1915, devient ministre de l'Armement en décembre 1916 jusqu'à septembre 1917. Il inaugurera la cantine de Javel le 12 juillet 1917. Citroën lui proposera une 2ème usine clef en mains avec cité ouvrière pour 4500 personnes mais Thomas (plus lié avec Louis Renault) ne donnera pas suite... Il lui confiera néanmoins la réorganisation de l'Arsenal de Roanne en 1918 ce que le Patron fera magistralement.
Louis Loucheur (1872-1931) ingénieur dans le béton armé, sous-secrétaire d'Etat à l'Artillerie, aux munitions et aux fabrications de guerre (décembre 1916), il remplace Albert Thomas dès 1917 et va développer la coopération entre les industriels. C'est un ami de Citroën qui, sous son impulsion, produira aussi des pièces industrielles pour l'Armée, notamment des tubes d'ossature d'aéroplanes et déposera un brevet pour un gouvernail de sous-marin.
Le général Pershing, avec lequel il va construire des liens étroits avec l'Amérique et faire beaucoup pour l'amitié franco-américaine alors que la chose s'avérait ardue en raison de la neutralité proverbiale des USA, visite les usines le 12 juillet 1917.
Le général Gilinski, chef d'état-major de l'armée russe qu'il reçoit cordialement à Javel en raison de ses relations de commerce avec ce pays (succursale des Engrenages Citroën à Moscou, vente d'engrenages en Pologne qui est sous contrôle russe).
Le général Jean Estienne, polytechnicien, ingénieur, père de plusieurs brevets et surtout du développement du char français Schneider puis Renault. Citroën emploiera ses deux fils pour la 1ère Traversée du Sahara.
16 mars 1923, au retour de la 1ère Traversée du Sahara.
Photo 1 : Louis Audouin-Dubreuil, Georges Marie Haardt, un colonel d'artillerie non encore identifié, à l'arrière le général Estienne
Photo 2, de gauche à droite : Maurice Penaud, Soumgalo qui reviendra en France et deviendra majordome, la chienne Flossie qui inspirera Milou de Tintin, Louis Audouin-Dubreuil, Georges-Marie Haardt, Mme et Mr Citroën, le Général Estienne.
Voici le Général le même jour dans la cour de Javel aux toits si reconnaissables (ce que personne n'a remarqué !). Si quelqu'un voulait bien lire sur ses lèvres... :
https://www.youtube.com/watch?v=VTY8D0NtiQY
Le général Foch (devenu maréchal en août 1918)
En tant que membre fondateur du Cercle de l'Union Interallié en novembre 1917 créé pour être un lieu d'accueil et d'échange entre les officiers et les responsables politiques des Puissances de l'Entente, Citroën cotoie Foch. Après l'armistice, ses fondateurs se réunissent pour permettre aux élites françaises et des nations amies de mieux se connaître et d'échanger entre elles. Ce cercle existe toujours !
Le général Brissaud-Desmaillet (décoré en Chine, Cambodge, Anam, Ethiopie, Italie, Japon et Serbie) que Citroën charge en 1925 d'installer une usine d'autochenille en Chine. La collaboration PSA entre nos deux pays est là aussi plus ancienne qu'on ne croit !
Le Général Gouraud :
Mention particulière pour Henri Joseph Eugène Gouraud, personne n'ayant jamais jeté le moindre projecteur sur ce père spirituel d'André Citroën (1). Je vous laisse consulter internet pour en savoir plus sur sa carrière.
Gouraud vainc maints opposants à l'hégémonie française au Soudan, en Mauritanie, au Maroc. Durant la 1ère guerre il commande le Corps d'armée coloniale. Il est ensuite envoyé comme haut commissaire en Syrie et au Liban. Dès 1923, il est nommé gouverneur militaire de Paris. Il meurt à Paris en 1946 mais il n'est pas enterré dans la capitale. Son dernier souhait est de demeurer auprès de ses soldats. Sa dépouille rejoint alors le monument ossuaire dit "de la Ferme de Navarin" bâti en 1923.
Son képi et sa montre sont quant à eux exposés au Fort de la Pompelle, musée à proximité de Reims.
Le rôle du Général dans la vie d'André Citroën est multiple. Il est présent aux grands moments de l'industriel (quasiment toutes les inaugurations Citroën en fait). Il est son parrain pour l'obtention de toutes ses décorations.
Sous le haut parrainage d'Henri Gouraud (Grand Croix), la nation reconnaissante fait André Citroën :
- Chevalier de la Légion d'Honneur le 05 novembre 1923
- Officier le 13 octobre 1925
- Commandeur le 13 mars 1928
- Grand Officier le 07 janvier 1931
Il facilitera toutes les démarches internationales et parisiennes d'André Citroën. Un exemple : d'où part la Croisière Jaune ? Du Liban. La dernière photo connue de ces personnages ensembles date de l'inauguration de Javel en octobre 1933, le Général étant, en juillet 1935, présent aux obsèques de l'industriel.
Citroën et la colonisation :
Je vais évoquer un thème controversé jamais abordé : la participation de Citroën à la colonisation (1). Ce thème devait faire l'objet d'un article à part mais j'ai jugé moins sensationnel de l'inclure ici.
Oui en raison de ses contacts étroits avec l'armée, Citroën a participé au développement des colonies françaises. Les historiens ayant évité ce sujet, ne l'étant pas, je l'aborde. Ce sujet sensible exige néanmoins quelques précautions d'honnêteté intellectuelle auxquelles je vous prie de vous reporter en appendice*. En 1914, la France ne se limitait pas à la métropole, elle exerçait son influence sur d'autres pays d'Afrique et d'Asie.
Contrairement à ce que j'entends ici ou là, les autochenilles Hinstin-Kegresse ne sont pas les premières automobiles à traverser le désert (lire d'autres correctifs ici).
Rapide historique :
- Le premier témoignage d'un parcours en automobile reste celui du lieutenant de La Fargue aux commandes de l'Aérosable n°1. Conçu en août 1912 par MM Émile Dewoitine (constructeur d'avions), des sapeurs Delaunay et Mourier et du caporal Gustave Cros (inventeur), ce curieux engin fait de pièces d'avion Farman accidenté est en tubes soudés articulés en trois points garnis de doubles roues, mû par un moteur Gnome et Rhône de 50ch avec hélice à 2 pales. Sa légèreté de 350kg lui permet de bondir d'une dune à l'autre sans s'enliser en emmenant trois passagers à 20-30km/h d'où son surnom de "La Sauterelle".
La Fargue effectue un trajet (difficile) entre Biskra-Touggourt (210km) emmenant le Général Bailloud.
- L'Aérosable devient n°II par l'adjonction d'une hélice à 4 pales et le doublement des 6 roues par des pneumatiques jumelés au démontage moins fréquent. Dès le 14 décembre 1912, il effectue le parcours Biskra-Touggourt-Ouargla (370km) en 8h à 50km/h causant effroi ou exubérance des populations.
- L'Aérosable III est issu d'une voiture Brasier motorisée par un Clerget 60Ch et un hélice à 6 pales. Il sera essayé jusqu'en 1914 effectuant le parcours Touggourt-Ouargla-El-Oued.
- Le prince Sixte de Bourbon-Parme fait Alger-Ouargla le 20 mars 1915 sur voiture Delahaye soit environ 800km. Je ne dispose d'aucune autre info. Le Prince renouvellera par une aventure de 17.000 km en 1929.
- En 1917, des essais sur tracteur Brasier sont effectués. Le Général Laperrine emmène 3 voitures (de marque Fiat ?) de Ouargla à In Salah soit 750km en 12 jours. Une autre expédition l'emmène jusqu'à Tamanrasset mais c'est un échec. En raison du terrain difficile, seulement 2 véhicules reviennent sur les 32 qui transportaient plusieurs avions en pièces détachées.
- En 1918, la mission Bettembourg relie Colomb-Béchar à In Salah.
- Le 01 février 1919, la mission Saoura-Tidikelt emmène Louis Audouin-Dubreuil de Colomb-Béchar à In Salah soit 3000 km sur véhicules Rochet-Schneider 18HP (en tête) et deux FIAT 35HP. Ils sont à Beni Abbès (soit 260 km) en trois jours au lieu de quinze par chameau. Les véhicules emmènent de curieuses courroies ornées de patins en bois permettant la traversée d'étendues sablonneuses appelées "fech-fech". Cette mission militaire revenue le 05 mars permet de recueillir quantités de données topographiques, de climat, techniques pour l'établissement d'un véhicule idéal appelé "La Saharienne".
Mission Saoura-Tidikelt
- La mort tragique du Général Laperrine dans le Tanezrouft le 05 mars 1920 fige toute tentative de liaison militaire par automobiles pendant deux ans.
- Lorsque le Patron lance la Première Traversée du Sahara en décembre 1922, les autochenilles parcourent discrètement le désert depuis l'hiver 1921-1922. Les informations reviennent catastrophiques. Les pièces cassent, les roulements grippent, les radiateurs vaporisent, la bande de roulement des chenilles s'effiloche, les engins se cabrent ou penchent en fonction du poids des arrimages, la consommation d'essence s'envole et vient à manquer, etc.
- Interviennent ensuite la Traversée du Sahara par Citroën en décembre 1922 à laquelle lui-même se rend jusqu'à Tadjmout
Ci-dessus le type d''autochenille légère B2 Sport avec laquelle André Citroën s'est rendu en Afrique ici photographiée dans un hall de l'usine.
- puis la mission Schwob en décembre 1923 avec des Renault 6 roues
- suivie de la mission Gradis-Estienne (traversée du Sahara en 5 jours) en janvier 1924 qui part le lendemain de la Croisière Noire qui, elle, est nettement une expédition scientifique et anthropologique.
Jusqu'à début 1924, ces expéditions ont pour but affiché d'asseoir l'expansion coloniale de la France. Leur rôle est de renforcer la présence militaire française en Afrique qui ne connait que le chameau, d'ouvrir de futures routes tant pour le transport routier que le ravitaillement des avions et la poursuite du développement du rail, de vaincre ce terrain "pourri" de zones sablonneuses, de ne plus zigzaguer entre les puits mais de tracer des lignes droites rapides en régions hostiles. Des preuves ? L'introduction de l'ouvrage paru chez Plon ne laisse aucun doute sur le but de la 1ère Traversée du Sahara Citroën. Les blasons des véhicules sont d'ailleurs comparés "aux blasons des palefrois des croisés du Moyen-Age qui partaient conquérir la Terre Sainte et convertir les populations (sic) (6).
Au départ, une conférence de presse réunit au Cercle interallié l'Amiral Fournier, Albert Sarraut ministre des Colonies, trois maréchaux, Joffre, Franchet d'Espèrey et Fayolle. Au retour, lors de la réception de la mission à l'hôtel de ville de Paris le 17 mars 1923 (16h00) toujours en présence du ministre des Colonies, André Citroën dira : "l'Afrique est aussi une terre d'avenir qu'il appartient au génie français de féconder et de civiliser" (cf. bulletin Citroën du 31 mai). Le Patron trouve normal d'apporter sa contribution au rayonnement de son pays.
André Citroën, colonialiste dans l'âme ? Même s'il est difficile de répondre à cette question que j'aurais aimé lui poser, je constate qu'au-delà d'une possible valorisation de son carnet d'adresses, ses démarches auront été essentiellement industrielles et scientifiques : améliorer les transports et la connaissance de ces contrées, promouvoir sa marque, s'ouvrir un marché. En effet, pourquoi ces départements français n'auraient-ils pas eu droit à leur parc automobile. Un industriel, c'est bien normal, déteste les frontières, les droits de douane et soigne sa diplomatie. Notons toutefois que, si pour son engagement, André Citroën recevra sa première décoration des mains du Ministre des Colonies, les décorations suivantes auront toutes lieu sous l'égide du Ministère du Commerce et de l'Industrie.
Les autochenilles seront régulièrement testées par l'armée, notamment pour tirer des canons de 75mm. Les spécialistes en matériel militaire complèteront utilement cette rubrique annexe au sujet.
L'Exposition Coloniale Internationale de 1931 :
Elle se tient du 6 mai au 15 novembre 1931 Porte Dorée à Paris.
La proximité d'André Citroën avec l'armée depuis la vente d'obus, de chenilles Kegresse et l'organisation des Expéditions lui permet de bénéficier comme aucune autre marque d'un pavillon qui lui est entièrement dédié. Situé à l'entrée de l'Exposition, réalisé par l'architecte des usines Georges Wybo, d'une superficie de 1000 m², accueillant plus de 500.000 visiteurs, il est inauguré le 4 mai en présence du Maréchal Lyautey, du Gouverneur Général Olivier, de M. Schwob d'Héricourt, du Général Gouraud, de M. Berti commissaire général adjoint suivi d'un déjeuner au pavillon de l'Indochine.
Sous les yeux émerveillés des enfants et de leurs parents sont exposés le Croissant d'Argent 1922, le Scarabée d'Or n°2 de 1925, des réductions des autos de la Croisière Jaune en cours, des cartes, des statues, des armes, fétiches, costumes, instruments de musique, des peintures de Yacovleff, des dioramas de scène quotidienne de tribus africaines*, une tête d'éléphant, des rhinocéros, hippopotames, gazelles, fauves, serpents, scarabées et papillons géants. Pendant ce temps, le Musée Permanent Citroën au hall de l'Europe accueille le restant du matériel des Croisières.
Cependant l'implication de Citroën connait à ce moment-là un notable décalage. Le Patron inaugure son bâtiment deux jours avant l'inauguration officielle ce qui est inhabituel : souci d'agenda ou volonté de se détacher de l'euphorie ambiante ? Enfin si les objets souvenirs, médailles, plans, photos de l'Exposition Coloniale abondent, la firme Citroën jamais citée, effacée, doit se charger elle-même de sa promotion : en dernière page des journaux avec "Le Citroën" du 11 juin 1931 et dans l'Almanach 1932 (édité en 1931).
Ce Pavillon Citroën fait l'objet d'une polémique sur le nom de l'aventure en cours en 1931 : la Croisière Jaune. En pleine crise sino-japonaise (dès septembre 1931) une campagne menée par un obscur Comité de Conservation des Antiquités basé à Pékin qui voit d'un mauvais oeil des étrangers fourrer leur nez dans les affaires chinoises proteste contre le vocable "Jaune" et souhaite que le périple soit rebaptisé "Expédition Scientifique Sino-française". Citroën ajoutera alors les termes "Expédition Citroën Centre-Asie". Le Ministre de France en Chine, Auguste Henry Wilden, usera de diplomatie pour faire libérer les membres de l'Expédition qui ont été arrêtés. La reprise en mains de la ville de Changhaï en proie à des troubles locaux dès janvier 1932 se solde par la démission du conseiller municipal Du Yuesheng mêlé à la pègre locale (et au trafic d'opium distribué dans les fumeries) et quatre morts français, tous de pneumonies foudroyantes, tous convives d'un banquet donné par ledit conseiller, au rang desquels... Georges-Marie Haardt, décédé le 16 mars 1932. Au menu : des champignons de Ningbo.
Du 15 mai au 28 octobre 1934 (en pleine période aussi aboutie que difficile pour la firme) a lieu une exposition au Musée du Trocadéro sur le Sahara. Citroën y est seulement évoqué et notamment son Musée permanent. J'ai la chance de disposer de cette rare plaquette :
Les Collections Citroën sont désormais conservées dans les réserves du musée du quai Branly à Paris (7).
Aujourd'hui :
En cette année du Centenaire, il était temps de retrouver la mémoire - fût-elle encombrante - sur ce point d'histoire occulté par Automobiles Citroën (comme d'ailleurs de Renault qui a participé dans une moindre mesure).
L'autochenille Scarabée d'Or vient d'être reproduite à neuf, boulon après boulon au bout de 50.000 heures de travail pendant 3 ans par des élèves ingénieurs (dont des Arts et Métiers, lire ici) : c'est un magnifique travail de reconstitution et de valorisation de l'apprentissage. Pour le Centenaire de la Ferté-Vidame, une "Croisière vers l'Ouest" voulue par le Comité des Constructeurs Français a assuré la promotion de ce projet au moyen d'un film :
https://www.youtube.com/watch?v=1sCECCgD55w
Hélas cette parade "à la façon de" surprenante de la part de cet organisme sérieux pose un problème d'éthique. Car voici le paradoxe : si le vrai Scarabée d'Or usé (ou le "Croissant d'Argent" conservé ici) a participé à un passé qu'à la lecture de l'Histoire des peuples nous rejetons aujourd'hui - mais auquel nous ne pouvons plus rien -, le Scarabée d'Or de 2019, vierge encore de tout acte, relève pleinement de notre responsabilité de commémorer ou pas la colonisation. Il est prévu d'essayer cette machine dans le désert africain en 2022 : avec port de casques coloniaux ? Les populations locales apprécieront... Au-delà de sa réussite technique incontestable, cette reconstruction et ce film douteux me semblent les exemples mêmes de la fausse bonne idée. Mais puisqu'action et réflexion se raréfient dans notre beau pays, je me résous à accepter que l'une des deux triomphe.
Le lien entre le Patron et l'armée reste plus que d'actualité : le jour où parait cet article (11 novembre 2019) est annoncée l'inauguration parc André Citroën d'un monument dédié aux 549 soldats français tombés pour la France.
Finissons par 100 ans de contresens sur André Citroën
Je termine par un point d'importance. Du fait même de son éducation militaire, objet de cet article, André Citroën n'est pas, ne peut pas être un aventurier audacieux.
Un militaire ne part jamais à l'aventure. Il recueille des informations sur le terrain à investir (topographie), prévoit le matériel à mettre en oeuvre (logistique), soigne la stratégie de son intervention (planification) et ne se lance que s'il est assuré de réussir. C'est exactement ce qui a prévalu dans la gestion d'Automobiles Citroën ou des Croisières de 1900 à 1935. Peuvent être retrouvés tous les aspects d'une organisation militaire : chaîne de commandement, concentration, impératif de rapidité d'exécution, standardisation des équipements et des méthodes, classification, nomenclature, ordre, revue de troupes (banquets), patriotisme. Un exemple ? Lors de la Croisière Jaune, le seul dysfonctionnement dénoncé par la firme provient de la partie cinématographique gérée par Pathé-Nathan (7). Autre exemple futile mais non moins révélateur : la presse satirique n'hésite pas à brocarder le Patron en "Napoléon de l'Automobile", lui qui aimait particulièrement (parait-il) la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène (1823). Même s'il m'en coûte car je la trouve particulièrement laide, voici l'une des deux caricatures connues :
Il n'y a ni hasard ni aventure dans l'oeuvre de Citroën. Il n'est jamais le premier dans le choix d'une nouveauté.
Les exemples de sa prudence et de refus avant accord ne manquent pas : refus de l'éclairage de la Tour Eiffel, refus des records Yacco (qui contrecarrent son accord d'exclusivité avec la Mobiloil), refus des roues indépendantes, refus de la traction avant Lepicard en 1931, etc. Il n'est pas le premier dans le désert, n'est pas non plus le premier avec les autochenilles puisque c'est Jacques Hinstin qui s'assure en premier l'exclusivité de l'invention d'Adolphe Kegresse, avant de proposer une association à trois.
Citroën ne déclare t-il pas au cours d'une rare interview au Petit Parisien du 10 janvier 1923 : "au risque de vous étonner, sachez que je n'ai pas de projets. L'industrie ne se développe pas par caprice. Elle pose elle-même ses problèmes par l'effet de son propre développement, par la transformation du milieu économique et social où elle vit et dont elle fait partie. Je resterai donc fidèle à ma méthode qui est d'attendre qu'un problème industriel et économique se pose d'une manière concrète et - la question une fois bien dégagée - de l'étudier à fond et sans perdre une heure et d'en apporter la solution viable. Les besoins de notre époque se chargent d'alimenter la recherche technique et nous dispensent d'imaginer des problèmes."
Tout Citroën est là.
Depuis 100 ans, la méconnaissance de ce constructeur par les passionnés, journalistes et auteurs m'effare.
Bien entendu, Citroën ne peut pas être réduit à un esprit militaire. Doté d'un esprit curieux, artistique, il est capable de mener bataille sur le plan de la communication.
Voilà pourquoi s'il était encore là, son humanisme n'aurait jamais accepté la technologie électrique, dès l'instant où il l'aurait su, horrifié par les conditions de travail de ces populations qui descendent à mains nues extraire le minerai qui garnit les batteries de nos futurs véhicules : une réalité heurtant son engagement social et les aménagements modernes de ses usines. Autres temps, autres moeurs...
Il promeut si bien ses raids (le faire-savoir) qu'il les civilise, les démocratise, l'opération planifiée étant mise en scène comme une aventure touristique presque sans risque. Le Patron envisage même de créer une Compagnie de Transports Transaharien en 1925 avant d'abandonner suite à une trahison vraisemblablement... militaire au profit de Renault (missions Gradis). Le cocktail organisation rigoureuse + communication peut faire conclure à un "marketing Citroën" précurseur (cf. propos de Jacques Séguéla). Nous verrons ce qu'il en est dans un prochain article. En comparaison, Renault sur son île fait un peu figure d'ours terré dans sa tanière.
En rêvant, des millions de spectateurs, d'écoliers, de clients potentiels se sont interrogés : "puisque c'est facile, si je partais moi aussi avec ma Citroën ?". S'il n'a pas inventé les raids en voitures qui existent depuis le Pékin-Paris de 1907 remporté par le Prince Borghèse (7), son génie est, par une organisation rigoureuse, de les avoir magnifiés et d'avoir suscité engouements et départs. De là aussi, la source du confort Citroën, cette facilité d'usage, pilier de la marque.
En ce 100ème anniversaire qui se termine, n'est-il pas temps de modifier notre appréciation sur André Citroën ?
La suite avec : L'origine de Citroën (IV) : Un logo d'acier
© 2019 Jérome COLLIGNON
Notes :
(1) Gageons que soudainement les parutions vont fleurir sur ce sujet.
(2) Mais aucune photo retrouvée d'André Citroën à cheval
(3) Fonds de dotation Peugeot pour la Mémoire de l'Histoire Industrielle
(4) A ce propos, lire un précédent article : L'origine de Citroën (I) : Un brevet d'acier
(5) in "Moi, Citroën" par Fabien Sabatès, éditions Rétroviseur 1994
(6) A noter que l'avion d'Audouin-Dubreuil (lieutenant aviateur) comportait déjà le logo "Croissant d'Argent" in La 1ère Traversée du Sahara en autochenille par Ariane Audouin-Dubreuil Ed. Glénat 2008
(7) participation de l'auteur aux Journées d'Etudes sur le Cinéma d'Expédition - Fondation Jérôme Seydoux, Paris le 20/09/19
(8) à dessein, j'emploie ce mot. Un de mes ancêtres était surnommé "le Nègre" parce qu'il avait remplacé toutes les tuiles d'un toit en une journée. Où l'on voit que ce mot définissait autrefois un travailleur puissant et infatigable. Dans ma scolarité, j'ai étudié la Négritude, un mouvement de revendication identitaire emmené par les oeuvres d'Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor. Ce mot d'académicien, synonyme d'identité et de combat est aujourd'hui considéré comme une insulte. Les temps changent...
(9) Insuffisamment érudit en anthropologie, je constate que le moindre contact corrompt un peuple isolé en deux générations : alcool, coca-cola, radio, téléphone portable et exode rural.
* Appendice : point personnel sur la colonisation.
- Passionné d'Histoire, j'évoque ce sujet au plan historique (faits, dates) par intérêt pour la Marque : l'histoire du colonialisme ou de l'armée ne me passionne pas vraiment.
- Je fais partie de ce courant de passionnés d'histoire qui ne veulent pas remettre en cause le passé - fut-il abominable, il n'est plus modifiable - mais le comprendre afin de mûrir nos décisions.
- Que ce soit clair : s'intéresser à ce sujet n'est pas le promouvoir mais dans ma logique d'exhaustivité, je ne veux pas non plus détourner les yeux.
- A contrario, comme on pourrait me reprocher de me cacher derrière une démarche historique (ce qui - supposerait-on - m'éviterait de condamner le colonialisme), je me dois d'aborder l'aspect moral, dire ce que j'en pense, afin d'être jugé par mes lecteurs.
A vrai dire, je suis bien embêté en raison de mon intérêt pour l'Histoire de Citroën qui surpasse mon ignorance de l'histoire de la colonisation. A cause de cette ignorance sans doute, des arguments positifs et négatifs s'opposent en moi comme les deux faces d'une monnaie :
- Dans les années Trente, les colonies font partie de la France, de son rayonnement, terrain de prédilection de l'armée et du commerce / déjà à l'époque, des auteurs comme André Gide ont dénoncé la soumission de peuples puis les guerres qui ont suivi.
- Les expéditions ont apporté la gloire et la renommée à leurs organisateurs / elles ont pillé le patrimoine de tribus africaines en ramenant quantité d'objets de culte. Beaucoup sont revenus non étiquetés et posent question (lire ici).
- Sans ces démarches, ces peuples auraient-ils été aussi bien connus, appréciés, étudiés ? Qu'on songe aux travaux de Marcel Griaule et Michel Leiris, à l'influence de l'Art Nègre (8) sur de nombreux artistes (par ex. Fernand Léger, Joséphine Baker, etc.) / cela a conduit à des dérives, des exhibitions indignes dans des foires, des mises en scène abêtissantes et irrespectueuses.
- La présence française a permis la construction d'infrastructures, rails, ponts, routes, hôpitaux, écoles en dur, adduction d'eau, réseau électrique, exploitation et valorisation des sols, l'instauration progressive de la démocratie, de la stabilité et du droit de vote / des biens et des personnes ont été spoliés, la présence française a imposé une vision du monde à des peuples qui vivaient dans une harmonie différente (par ex. catholicisme contre animisme ou "nos ancêtres les Gaulois" enseigné aux africains), les laisser tranquilles les auraient préservés (9).
- Si je ne collectionne aucun document des Croisières, je m'intéresse aux Expositions Universelles ainsi qu'à la découverte du Sahara dans les années Trente, à la beauté et à la richesse de ces paysages vierges de civilisation, de villages et visages où le progrès n'a fait aucun ravage. Certainement une vision idyllique. Au final, je pense que nous n'aurions pas dû nous imposer dans ces pays. Mais d'autres l'auraient fait... si ce n'est le Progrès (9).
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