Le blog de Jérome COLLIGNON

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Les Transports Citroën

A la place d'un historique des Transports Citroën, je vous propose - une fois n'est pas coutume - de publier un délicieux article d'Emmanuel D'Astier paru en septembre 1935 agrémenté d'illustrations.

 

 

Les routiers ont la mine sévère. La belle pé­riode est close, et la coordination du rail et de la route est un sale tour pour eux. Jusqu'à ce jour, un margoulin prenait sa plume et écrivait : « Monsieur le Préfet, je... » Huit jours après, il installait un service quo­tidien entre Fouilly-les-Oies et Fourchette-en-Brie. Le plus souvent, il faisait faillite, mais il recom­mençait jusqu'à trouver le bon coin. Finie la plai­santerie : depuis les décrets, on ne peut plus ouvrir de nouvelles lignes, et les anciennes sont mena­cées. Fini aussi le dumping de la route, maintenant que l'animateur de la Tour Eiffel a disparu ; et les prix se sont stabilisés au cours de 25 centimes le kilomètre.

 

 

L'industrie routière est encore bien jeune, et elle a les défauts de son âge. Si vous êtes profane et si vous voulez regagner votre province par la route, c'est une tâche surhumaine que de déni­cher l'autocar qui vous y mène. A Paris, il y a deux grandes compagnies et cent petites entrepri­ses : chacune a son secteur, son privilège, quelque­fois sa subvention. Aucune coordination mais une belle pagaille. Vous voulez aller à Saint-Germain : Renault vous dit « Ce n'est pas nous » ; Citroën : « Nous non plus », et on ne vous renseigne pas sur les concurrents, ce qui est naturel. Je vous paie une pipe si vous trouvez, dans l'heure, le car de Saint-Germain. En fait, il existe un petit volume qui énumère tout le trafic routier. Vous ne le trou­verez nulle part, ni dans les kiosques, ni dans les librairies ; et si vous mettez la main dessus, ou bien vous n'y comprendrez rien, ou bien les lignes indiquées n'auront plus cours.

 

La Ville de Paris ramasse les sous et se tourne les pouces. Il devrait y avoir dans Paris, à la périphérie, quatre grandes gares routières qui cen­traliseraient les départs par secteurs, et où les voyageurs trouveraient les facilités et les rensei­gnements qu'ils trouvent dans les gares de « fer ». Mais comme l'un part des Galeries Lafayette, l'autre de la Porte d'Auteuil, le troisième de l'Opéra, le quatrième du cours de Vincennes, c'est une vraie charade.

 

En attendant les autocars, les autostrades et la coordination, les routiers les plus importants se sont installés vaille que vaille aux quatre points cardinaux : Maillot pour l'ouest, Vincennes-Bastille pour l'est, Denfert pour le sud, et le carrefour La Villette-Jean-Jaurès pour le nord.

 

La date du 16 juillet 1934 indique un contenu riche en Traction Avant 7.

 

A la Porte Maillot où les deux firmes rivales montent la garde à gauche et à droite de la place, la gare Renault ressemble au pavillon d'un petit Etat échappé d'une Exposition universelle.

Si les chauffeurs y sont muets comme des carpes (la consigne), le chef de gare, dit chef de secteur, est aimable et bavard ; il vous fait les honneurs du lieu et vous montre d'attendrissants travaux de photographe-amateur.

- Revenez aux heures de pointe, Monsieur, vous verrez du beau travail... tenez, demain sa­medi, à treize heures, vous trouverez une belle « animosité »...

C'est exact, il y a une animation pittoresque ; mais les gens, bousculés, aspirés par les cars et la banlieue, laissent bientôt place si nette que l'on se croirait sur le mail d'une sous-préfecture en­dormie.

Les départs vers le nord, au rond-point de la Villette, ont une autre allure. C'est en ce point que Citroën, au temps de son Austerlitz, a cons­truit sa gare routière modèle. On y retrouve pres­que le vrai visage des lieux de départ, bien qu'il manque le ruban magique des rails et l'architec­ture émouvante des locomotives. Comme aux gares, il y a des départs « grandes lignes » et des départs petites lignes ou banlieue, et les premières, avec leurs huit cylindres, puissantes et poussiéreuses sont dignes de leurs sœurs sur rail ou sur mer. On a parfait l'ambiance avec un long comptoir couvert d'horaires et de cartes, avec un aligne­ment de machines à distribuer les billets, avec l'uniforme et la casquette « façon chef de gare » dont on a doté les employés.

 

Casquette et vareuse des Autocars Citroën

 

Le soir, à huit heures, à l'arrivée des derniers cars où l'épouse attend son époux, l'amie son ami retour de Troyes, Reims, Amiens ou Lille, il n'est pas besoin de beaucoup d'imagination pour se croire sur le quai d'une gare provinciale... sinon qu'on voit les conducteurs apporter aux caissiers, avec la feuille de route, dans un petit sac de toile, la recette du jour ; sinon que les voyageurs en prennent singulièrement à leur aise aux dépens des compagnies, prêtes à toutes les indulgences pour faire oublier le chemin de fer. Parce que ni le poids ni le nombre des bagages n'est limité, on assiste à d'étonnantes performances : le monsieur qui loge dans une seule place ses deux chiens de chasse, ses fusils et lui-même ; la dame avec ses trois valises, son baluchon de linge sale tassé dans un drap noué et ses deux nouveau-nés, un sur chaque genou ; la campagnarde qui rapporte ses vingt kilos de pommes à faire les confitures, un cabas de légumes et le tricycle de sa fillette. En route, les pommes ont défoncé la valise trop bour­rée, et, à la Villette, tout le personnel de la gare est embauché à récolter les pommes en vadrouille sur le toit de l'autocar. Tandis que la mère cherche cinq sous (sic) dans son sac pour récompenser le zèle du chauffeur, sa fille, bouleversée, se soulage le long du guichet. On ne dira jamais assez l'abné­gation du personnel et des chauffeurs qui ont af­faire au public le plus insupportable de la terre. Disputes, aigreurs, mauvaise foi. Le père de famille confie ses billets au fils qui en fait des boulettes pour se mettre dans le nez : à l'instant du départ, il s'en prend au caissier qu'il accuse de ne pas lui avoir servi les billets. Il chipote le chauffeur qui n'a pas installé le vélo familial avec des égards suffisants. La famille a semé des colis, des fleurs, des gants, pour retenir les meilleures places : il en manque une, et la mère traite le monsieur sus­pect de malotru. La fille veut « la vitre » et le garçon le voisinage du chauffeur pour apprendre les mystères du changement de vitesse

 

 

 

Ajoutez à cela que le Français moyen considère tout moyen d'aération comme une injure person­nelle, qu'il tient des conversations à voix haute pour que les voisins remarquent son intelligence, qu'il fait arrêter le car vingt-cinq mètres avant l'arrêt obligatoire, pour se donner l'impression de descendre d'une voiture de maître, et qu'enfin il donne dix sous au chauffeur avec un geste qui si­gnifie « gardez le tout ».

A part la tâche de supporter et de concilier les clients, le chauffeur n'a pas une besogne aisée. Agent unique, il a toutes les responsabilités du bord. Et comme il n'est pas rare qu'il fasse pen­dant dix jours de suite ses dix heures de volant — par exemple Paris-Lille et retour dans la jour­née — il faut qu'il ait la tête et le corps solides : — « Huit tonnes dans les bras et trente-deux rouscailleurs, vous pensez si, le soir, j'en ai marre ! »

 

Après ces dix jours, on lui octroie quatre jours de repos. Le système a pour but de garder le plus grand nombre d'employés possible. Il ne leur sourit qu'à moitié parce qu'ils sont payés à la journée. Mais au tarif de cinquante-deux francs par jour sans compter les pourboires, ça leur fait des mois de quinze à seize cents francs : ne les plaignons pas trop.

 

Pour qui fréquente les routes de grande banlieue, il faut avouer que les routiers conduisent bien. Ils sont d'ailleurs triés sur le volet, par trois examens, un examen de conduite à Paris, un examen sur route, et l'examen psychotechnique, type T.C.R.P., où la vue, l'ouïe et le réflexe sont sévèrement con­trôlés. Ajoutez à cela la surveillance des contrô­leurs de route, le carnet de notes, les primes de « non-accident », et vous avez ainsi une élite.

 

Au fond, le public, si désagréable qu'il soit, adore ces cars. L'habitué a « son » chauffeur. Il préférerait ne pas partir que de voyager avec un autre. Il est si satisfait qu'il est perdu à jamais pour le chemin de fer où le bois des troisièmes lui paraît trop amer après le pullman de son car. Il n'y a qu'un écueil, l'absence d'aller et retour. Il est impossible d'en établir sur les petites lignes où le public part échelonné tout au long de la matinée et revient en foule à la même heure du soir. Seules les grandes lignes où l'on fait de la location donnent le bénéfice de l'aller et retour.

 

Concours d'élégance de l'ICCCR de Chevetogne 1998 : magnifique. Notez le panneau d'arrêt mobile.

 

Malgré tout, on a l'impression que les beaux temps de la route sont finis. Les longs courriers, de plus en plus rares, se défendent mal. Au con­traire des petits trajets, il n'est pas trop agréable de faire 500 kilomètres sans fumer une cigarette, sans ouvrir une fenêtre, et sans se soulager à contretemps des chauffeurs. Avant de faire de nouveaux projets, d'acheter des cars, de bâtir en Espagne, le margoulin aussi bien que la grande firme attendent que les augures parlent, que les experts décident, que le rail désarme sa haine.

 

Cette attente consterne tout le monde, le rou­tier, le patron et Ie client lui-même.

 

Il y a dix-huit mois, avant le premier Trafalgar du 20 avril 1934, des messieurs se promenaient en voiture à cent ou trois cents kilomètres à la ronde de Paris : ils allaient tâter le pouls des villages et des bourgs, sonder l'itinéraire, et quand une sous-préfecture ou un chef-lieu de canton déclaraient leur goût pour la capitale, on ajoutait un tronçon au réseau routier. Et, depuis le second Trafalgar, le mélodrame de la coordination route-rail, les che­mins de fer tout-puissants ont obtenu la suspension de toute activité nouvelle.

 

Même quand un village mendie un crochet sur l'itinéraire existant, il n'est plus question de le faire... le fer surveille.

 

Enfin, surtout, l'on envisage des amputations. — Monsieur, ici le rail est suffisant : allez vous coucher... On vous dédommagera avec la transver­sale Nogent-Montmirail et ses trente-deux habitués. Les grandes firmes n'en mourront pas, mais le margoulin qui fait, avec ses deux cars, le trafic entre son patelin et Paris, et pour qui chaque client est un copain, ce margoulin est condamné : il ne pourra pas transporter son toit, son jardinet et ses copains-clients deux cents kilomètres plus loin... Mais comme, en France, tout finit par de l'argent, s'il est malin, il se fera exproprier pour cent beaux billets et s'en ira monter une agence de la Loterie nationale !

 

Emmanuel D’Astier

 

Casquette de chauffeur d'autocar Citroën, neuve d'époque, taille 58. En trente ans de passion, c'est ma deuxième connue avec celle vue au-dessus.

 



06/01/2013
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